Les bonnes pierres

Couverture Les Bonnes Pierres Format Poche : 12,00€
Format numérique

Pierre Launay

Genre : Recueil de textes courts, contes et nouvelles
Public : Tout public. Conseillé aux moins de douze ans : les passages coquins les distraieront.

Extrait

Pulse

Toutes les maisons que j'ai habitées, avaient de mauvaises portes. Gauchies par le temps, décalées par une ptôse des fondations ou un petit séisme, pêchant dès l’origine par la médiocrité de la menuiserie, voilées par une chaleur trop sèche... les causes de ces dysfonctionnements étaient innombrables. Aucune n'échappait à cette loi. Il fallait, pour ouvrir le portail le plus voyant ou le plus humble placard, peser de l'épaule, lever, tirer, pousser, cigogner, forcer, et provoquer des plaintes de mécanique violentée, des sanglots de bois contraint, des brelottements de crémones ou de vitres mal ajustées. Fermer aussi était compliqué et violent, mais la brutalité ne garantissait ni clôture ni tranquillité et les battants, joignant mal ou désaxés, s'ouvraient d'un courant d'air ou sans raison, parfois même en pleine nuit. Inutile d’espérer le secours d'une serrure : s’enfermer était mal vu chez nous d’où la clé, symbole phallique des mauvaises raisons, était bannie.

Se lever la nuit sans réveiller la maisonnée était un exploit. Rentrer au petit matin sans déclencher le branle-bas de combat en était un autre.

J'ai grandi dans ce relatif inconfort sans m'en alarmer. Mais à l'adolescence, invité à dormir dans une maison de famille de Normandie à l'odeur de pommes et au charme des années vingt, j'ai découvert l’existence d'un monde où les portes dociles se fermaient sans protester ni grincer, d’une simple poussée du doigt et dans un claquement élégant. Mieux encore : dans cette maison merveilleuse, les chambres avaient des clés et on pouvait s'y enfermer. On entendait dans les serrures un métal doux et noble mener avec souplesse les pênes au fond des gâches. J’éprouvais à l’abri de ces portes, un sentiment de paix et de sécurité, la sensation du luxe, de la finesse et de l’élégance.

Avec le chat s’étirant sur un sofa, le seul élément mouvant du salon était une horloge comtoise, convenable depuis son tic-tac jusqu’aux élégants chiffres romains de son cadran. D’une voix un rien hautaine de majordome anglais, elle disait la tranquillité des heures. Par le hublot de son ventre aux courbes convenables, on voyait palpiter le balancier de cuivre au rythme des secondes. Sans cet éclat doré lourdement sensuel, elle eût été sinistre, cette maison confite dans ses odeurs de fruits et de parquets, dans son bocage, ses pommiers et ses vaches, et avec son horloge sonnant des heures longues comme des messes.

Les portes efficaces, les pênes au bruit satiné, la danse du ventre cuivré.

Le plaisir.

La Femme à la fleur

De la mère, de l’épouse, de la maîtresse de maison même elle avait bien l’allure, le modelé des joues, le menton un peu gras, le noble port de tête et le sage chignon. Mais elle avait beau faire, fleurir sa coiffure, s’alléger de mousselines, on sentait chez elle quelque chose de dur, une volonté implacable et beaucoup de solitude.

On ne pouvait soutenir longtemps l’éclat de ses yeux d’un noir de jais, d’où semblaient émaner de mystérieuses souffrances, enfouies dans le lointain passé de continents lointains. Il y avait un danger dans le regard de ces yeux là comme dans celui d’un chien, la menace d’une attaque ou d’un débordement de son âme troublée.

Elle ne se livrait au commerce de la conversation que contrainte par la position qu’elle occupait, mais c’était sans grâce et sans plaisir. De même, elle ne dansait qu’en tenant tout son corps, ses regards et ses gestes, dans un rythme impeccable mais dépourvu de cette moelleuse souplesse qui est la danse même. Ses cavaliers sortaient déconfits des bras de cette belle femme qui valsait avec autant d’esprit que si elle épluchait des légumes et les fixait ensuite d’un regard qui semblait regretter qu’ils n’aient pas atteint sous la glace, sa chaleur.

Les jeunes gens, troublés par son maintien altier, sa paupière bistre qui disait la passion et sa narine frémissante, essayaient sur elle les faibles et jeunes armes de leur séduction, mais c’était en vain. Elle était inébranlable, indifférente à tout comme si l’idée même du plaisir lui eût été étrangère.

Alors ils grossissaient les rangs des éconduits et plaisantaient sur elle et bien sûr son mari, homme simple et débonnaire mais auquel ils prêtaient, par vengeance, une tête de cocu.

Le café

J’y viens chaque fois que je peux me libérer. Je ne parle à personne. Je ne voudrais pas qu’on croie de moi que je suis ce genre de personne avec qui on peut se lier dans la rue, comme ça. Je suis une femme honnête, et mariée qui plus est. Si je viens seule c’est que mon mari trouve le monde superficiel et vain et qu’il n’a pas de temps à perdre en bavardages... Il a peut-être raison, mais moi, j’adore ces gens qui parlent de tout et de rien.

Je commande.

Depuis le temps, le garçon me connait, il m’apporte mon eau de Vichy. Il est très convenable. Il s’appelle Georges. Pour montrer qu’ils sont connus ici, certains habitués l’appellent par son prénom. C’est un peu choquant à mon avis, mais assez plaisant aussi. On n’est pas dans un endroit officiel ni guindé après tout.

Il s’appelle Georges.

Georges m’amène mon eau, je le remercie d’un signe de tête, d’un sourire discret. Aux tables alentour, on parle de toilettes, de fêtes, de gens que je ne connais pas, du baron de W…, de madame X… qu’on a vue à l’opéra, de la prochaine pièce de Y… et du scandale qu’a fait celle de Z… Je ne connais rien à tout ça, mais comme je fais celle qui ne prête pas l’oreille, on ne se soucie pas de moi. L’autre jour un jeune homme m’a demandé s’il pouvait prendre une chaise de ma table, ou si j’attendais quelqu’un. J’ai dit « oui », puis « non » et j’ai rougi. Je suis certaine d’avoir rougi jusqu’aux oreilles. Il a rit gentiment et m’a répété, « Puis-je disposer de cette chaise ? » avec un air de dire « J’aimerais vous revoir ». J’ai dit « oui, bien sûr ! »

Je suis folle !

Il n’est pas là aujourd’hui, mais je suis en avance.

Porta
Piccola
sur scène

avec la
Compagnie Acte Un

Porta Piccola
en format numérique

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